L'énigme de l'origine sémantique de la Rapière résolue?
- Docteur Héraklés

- 14 déc.
- 7 min de lecture
Quelques réflexions sur la « rapière »
Aux environs de Noël 2024, si mes souvenirs sont bons – on aura l’obligeance d’ignorer les délais qui séparent cette date du présent billet –, notre infatigable Capitaine m’a fait part de quelques interrogations linguistiques. Tout commença par cette question : y avait-il un lien entre le mot latin rapere[1] et ses dérivés (rapt, angl. rape) et le mot français rapière ?
Il faut alors dire un mot de la démarche du « sachant[2] », puisque c’est pour ainsi dire en cette qualité que j’étais sollicité.
Un « sachant » issu du monde universitaire n’est pas, de beaucoup, au fait de tout ce qui a trait de près ou de loin à son domaine d’étude. Il possède d’ordinaire un socle de culture générale dans ce domaine, sur lequel s’ajoutent plusieurs étages de spécialisation progressive. Lorsqu’il se trouve confronté à une question qui correspond à son socle généraliste plutôt qu’à sa spécialité précise, son réflexe, et l’avantage qu’il tire de sa formation, consiste à savoir rapidement quels outils mobiliser, et comment, pour chercher une réponse.

Je cherchai donc l’étymologie du mot « rapière » dans la commode base de données du CNRTL, qui fut l’outil principal de cette enquête. Voici ce que j’y trouvai : « Dérivé de râpe, la poignée trouée de cette épée ayant été comparée à une râpe ». Je fis donc un bref compte-rendu au Capitaine, dans lequel je niais un lien étymologique entre rapere et « rapière »[3].
L’on pourrait me dire que cette étymologie surprend, et la trouver un peu absurde, car le lien avec la râpe reposerait sur la forme de la garde, mais il faut savoir que les étymologies peuvent être très surprenantes, et que les outils que l’on apprend à utiliser dans un cursus universitaire sont en principe ceux que l’on considère comme fiables lorsque l’on n’a pas soi-même la connaissance.
Le Capitaine me donna en retour des précisions contextuelles sur les réalités historiques, qu’il tirait de ses recherches : le terme rapière semblait plutôt littéraire, et désignait certes une épée, mais avec une connotation péjorative, l’associant souvent aux bandits et autres personnages de mauvaise vie. C’était d’ailleurs le point de départ de sa question sur un possible lien avec lat. rapere. Face à ces considérations qu’il n’était pas possible de négliger et au caractère assez léger de l’étymologie du dictionnaire, il parut nécessaire de réfléchir à nouveau à la question.

Si l’on accepte l’hypothèse pour ainsi dire « officielle », il faut considérer qu’une rapière est une épée qui présente une ressemblance, probablement par la garde, avec une râpe. Le CNRTL situe la ressemblance au niveau de la poignée « trouée », qui aurait été comparée à une râpe. Le sens de tout cela n’est pas très clair mais assez naturellement, si l’on parle de rapière, l’on imagine bien une épée avec une garde très chargée (quillons, etc.). Peut-être que c’est là ce qui est évoqué. Pourtant, il faut encore de l’imagination pour faire le lien avec l’objet qui nous vient à l’esprit en prononçant le mot « râpe » et dont la principale fonction est de râper, par exemple, des carottes.
Il faut donc envisager une autre hypothèse. La plus simple serait d’imaginer que le mot « râpe » désignât un objet différent à l’époque de la rapière. « Rapière » est un mot attesté depuis le XVème siècle (cf. CNRTL, 1474). Il faut donc chercher dans la langue de cette époque ce que l’on peut apprendre sur le mot « râpe ». Or, si l’on cherche ledit mot dans un dictionnaire d’ancien français, on apprend plusieurs choses.
Avant de les détailler, faisons un petit point sur ce dictionnaire et sur la notion « d’ancien français », qu’on entend quelquefois utiliser incorrectement.

Dans l’histoire de notre langue, pour faire très simple et sans tenir compte des désaccords qui peuvent exister, on distingue l’ancien français, du IXème au XIIIème siècle, le moyen français, du XIVème au XVème siècle, puis le français classique (XVIème-XVIIIème) et le français moderne. Bien sûr, les transitions entre ces états de langues ont été progressives : les gens ne se sont pas levés le matin en disant « tiens maintenant on parle telle langue ».
Ici, nous avons utilisé le DMF (dictionnaire du moyen français, accessible en ligne) et le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, par Frédéric Godefroy (1881), ouvrage ancien mais toujours pertinent, et auquel le DMF renvoie d’ailleurs.
En cherchant « râpe » dans ces ouvrages, l’on arrivera à la notice « raspe » du dictionnaire. Comme beaucoup de gens le savent, un accent circonflexe en français moderne indique souvent[4] la place d’un ancien -s-. Donc on comprend bien qu’il y ait la forme raspe en ancien ou moyen français. Il faut cependant préciser que c’est une forme purement graphique : le s n’est plus prononcé depuis la fin du XIIème siècle. Il est souvent écrit, sans que cela ne soit constant, et sera remplacé de façon plus systématique par un accent circonflexe à partir du XVIIIème siècle.
Le terme raspe, désigne deux réalités : soit une lime à grosses entailles, c’est-à-dire une forme de râpe au sens moderne du terme[5], soit une grappe de raisin dont les grains sont enlevés, ce que l’on appelle aussi, en botanique, une rafle. Par rapport à ces deux significations, si l’on reprend la comparaison avec la poignée de la rapière, l’étymologie officielle paraît un peu en difficulté.

En effet, la lime à grosses entailles n’a pas de trous, et pas de ressemblance frappante à priori. On peut donc l’éliminer. La ressemblance avec une rafle, en revanche, marche un peu mieux si l’on imagine une épée avec une garde très chargée (pas d’âne, quillons, etc.) qui pourrait évoquer les multiples petits pédicelles qui soutiennent les grains de raisin. Cependant, ce n’est pas très probant, surtout, si l’on regarde les épées du XVème siècle, par exemple celles représentées sur le tableau La conversion de Saint Paul de Luca Signorelli : l’on voit tout de suite que la garde est assez simple. On a donc l’impression que l’hypothèse qui rapproche la rapière de la râpe, au regard des faits, est anachronique.
Examinons maintenant le mot en lui-même. Deux questions se posent alors : le mot « rapière » peut-il venir du mot « râpe », et sinon, de quel mot vient-il ?
Il faut d’abord remarquer que l’on ne rencontre jamais le mot rapière avec un s (pas de raspiere), tandis que le mot râpe (< raspe) en possède un. De même, l’orthographe moderne n’a jamais mis d’accent circonflexe sur rapière, et elle en a mis un sur râpe. Cela nous invite à avoir un doute sérieux, d’autant plus que l’anglais rapier aurait sans doute pu conserver le s (cf. anglais haste vs. français hâte, taste vs. tâter, etc.) Cependant, le s a disparu de la prononciation au XIIème siècle, et l’argument n’est donc pas suffisant à lui seul.
En supposant donc que le mot rapière soit quand même formé sur râpe, il faudrait supposer qu’il possède un suffixe -ière, ajouté à la base rap-. Ce suffixe est bien évidemment féminin (on dit « une rapière »), la forme masculine étant -ier. Si l’on jette à œil à ce suffixe, par exemple dans la notice du CNRTL, il en ressort, dans les grandes lignes, qu’il permet de former de dérivés[6] ; de trois types principaux :
I) Le dérivé désigne une personne
II) Le dérivé est un nom désignant un inanimé
III) Le dérivé est un adjectif
Dans le dictionnaire, rapière est un nom féminin désignant un objet. Spontanément, nous devrions donc classer rapière dans la catégorie II). Mais en regardant les plus anciennes attestations du mot « rapière », nous rencontrons l’expression espee rapiere (XVème siècle, CNRTL). De plus, le dictionnaire Godefroy en fait avant tout un adjectif.
Dans le cas précis de « rapière », il s’agirait probablement d’un adjectif de relation (le sens est « qui a un rapport avec… »), comme « côtier », « fermier », « financier ». Ces adjectifs sont dérivés de noms. On notera par ailleurs que ces adjectifs n’ont généralement pas le sens « qui ressemble à… », ce qui complique encore l’étymologie par « râpe ».
Il serait donc possible d’envisager que le mot dérive, non de « râpe », mais d’un autre mot. Si l’on retire le suffixe de « rapière », il nous reste une base « rap- ». Pour que l’on puisse en tirer un dérivé en -ier, il faudrait qu’il existe un nom correspondant à cette base.
C’est le moment de revenir au latin rapere. Le nom associé à rapere est raptus, qui donne, en français moderne, rapt. Mais ce mot ne peut pas avoir produit « rapière », car l’on devrait avoir une base rapt-, et donc le mot *raptière. Mais, si l’on cherche rapt en ancien ou moyen français, on trouve d’autres formes, et notamment, dans l’une des plus anciennes attestations, rap, qui ferait une excellente base pour le nom rapière. Dans ce cas, rapière serait un adjectif de relation signifiant « relatif au fait de ravir, d’enlever », et une espee rapiere serait au départ une épée de brigand, utilisée pour enlever des gens ou les dépouiller. Peut-être les brigands affectionnaient-ils un type particulier d’épée, adapté à certains aspects de leur activité, mais l’objet n’était pour autant pas distinct d’une épée, sans quoi il eût été appelé autrement.
Rappelons en conclusion qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse, reposant d’abord sur les faits historiques. Ceux-ci invitent surtout à interroger l’étymologie des dictionnaires. La proposition d’une étymologie alternative ne vient que dans un second temps, comme un développement de cette interrogation : n’étant qu’une proposition, elle peut tout à fait être erronée, sans que les faits historiques n’en soient moins vrais. Retenons peut-être ce point : une épée peut donc être « rapière », et si elle l’est, elle n’en est pas moins une épée, c’est-à-dire qu’elle n’est point une arme distincte de l’épée, tout comme un village « côtier » n’est pas d’abord un village, avant d’être « côtier ».
Docteur Héraklès
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Partie 1
Partie 2
Partie 3
Notes:
[1] Il s’agit d’un infinitif, signifiant « enlever ».
[2] N’étant pas encore savant, quoique ne désespérant pas de le devenir un jour, je me contente pour l’heure de ce terme à la mode.
[3] Qu’il soit dit dès maintenant qu’il n’y a pas de lien étymologique direct : on verra que « rapière » pourrait procéder d’un descendant lointain de rapere, mais il n’est évidemment pas fait directement sur le latin.
[4] Pas toujours cependant.
[5] La forme reste très différente, mais l’idée est proche.
[6] Un dérivé est tout simplement un mot dérivé d’un autre, comme « grammairien » est dérivé de « grammaire ».









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